Cinéaste aussi immense que rare, Alejandro Jodorowsky n’avait plus donné de signe de vie au cinéma, derrière la caméra, depuis 23 ans. Une éternité qui prend fin avec La danza de la realidad, expérience totale et véritable thérapie pour Jodo qui affronte enfin et frontalement la figure du père qu’il a si souvent mise en scène de façon allégorique. Le surréalisme est toujours son mode d’expression, la fantaisie, le sexe et le sang sont partout. Le résultat est fragile, car fait avec peu de moyens, mais souvent grandiose et clairement libérateur. En espérant que La danza de la realidad marque vraiment le début d’une nouvelle carrière pour le génie chilien.
Il aura fallu qu’il atteigne ses 84 ans pour qu’Alejandro Jodorowsky fasse la paix avec son père. Un père qu’il incarnait en partie dans El Topo, un père longtemps perçu comme un tyran et qui sous couvert d’un regard biaisé par la fantaisie puise la force pour affronter un passé traumatique. La danza de la realidad est bien une autobiographie, mais une autobiographie fantasmée dans laquelle la réalité est une matière transformable en continu. Une réalité parmi d’autres, à travers les yeux d’un enfant devenu adulte puis vieux sage, rompu au surréalisme et à la méditation, dont les projections mentales sur un écran de cinéma ne peuvent que passionner. Il y a tout Jodorowsky dans cette danse de la réalité et plus encore. La thérapie familiale est totale, la famille se retrouvant presque au complet devant la caméra dans des rôles étonnants. Le fils Brontis, comédien remarquable qui enterrait jadis son ours en peluche et la photo de sa mère dans El Topo et jouait récemment sur scène le gorille d’après Kafka, devient le père, Alejandro se fait à la fois narrateur et guide de son propre personnage enfant. Tandis que le fils Axel, si merveilleux dans Santa Sangre, devient Théosophe, sorte de moine bouddhiste et folklorique, incarnation de la découverte de la spiritualité. Chez les Jodorowsky, la famille est aussi sacrée que la montagne et il n’y a pas de cinéma sans elle.
On reprochera principalement deux choses à La danza de la realidad. Tout d’abord, il faut bien avouer que cela part parfois dans tous les sens avec quelques vrais problèmes de rythme. Ensuite, le film ne possède pas la même puissance graphique que les précédents films du réalisateur, purement en terme d’image. Tourné en numérique à la Red Epic, avec une image peu retravaillée et aucun filtre, sans Rafael Corkidi ou Daniele Nannuzzi à la photographie, le film est peut-être le moins beau d’Alejandro Jodorowsky. Pourtant, ce choix à priori déroutant, pour ne pas dire décevant, s’avère parfaitement justifié par le contenu du film lui-même. Le filtre de l’imaginaire et du fantasme ne passe plus par le traitement de l’image mais par ce qui habite le cadre. Un imaginaire qui n’englobe pas le récit mais vient sublimer une réalité et la faire se plier selon le regard d’Alejandro Jodorowsky. Son père rêvait de tuer le président Carlos Ibáñez del Campo, il lui offre la possibilité d’essayer. Sa mère se rêvait cantatrice, elle ne s’exprime plus que par vocalises et chansons d’opéra. En réalisant son propre fantasme, il réalise ceux de ces êtres qui l’ont mené là où il est aujourd’hui, ce qui donne lieu à une fresque certes farfelue mais surtout très émouvante car Jodorowsky s’y met à nu comme jamais, observant, conseillant et guidant l’enfant qu’il était sur la voie d’une élévation spirituelle. S’y dessinent les traumas d’une enfance dans la peau d’un être différent, rejeté par le père qui voulait en faire un homme, un vrai, un dur, puis par une mère qui ne cherchait en lui que la figure paternelle, par ses camarades de classe qui se moquaient de son sexe circoncis, etc… toute cette collection de malheurs serait proprement imbuvable avec un auteur classique aux commandes. Sauf qu’Alejandro Jodorowsky maîtrise la fantaisie et le surréalisme comme personne, et qu’il transforme cette double quête, celle du père et celle du fils, en une aventure symbolique et spirituelle, dans laquelle chaque évènement est retravaillé par le prisme du fantasme travestissant la réalité, où celle-ci se retrouve modulable à souhait. Cette danse, inattendue, virevoltante, brise le fil d’une narration convenue et les éléments fantaisistes finissent par donner cette puissance qui semblait manquer à l’image. La danza de la realidad devient beau et fou, tragique et onirique, drôle et choquant.
La danza de la realidad c’est également une plongée fascinante dans l’esprit du réalisateur pour quiconque s’intéresse à l’ensemble de ses travaux. On se rend compte, dans la multitude de lieux parcourus et de personnages croisés, que cette singularité qui caractérise son œuvre a toujours été liée à des images fortes de l’enfance. La représentation du sexe, la cruauté envers la nature divine, les figures de pouvoir, l’univers du cirque, les freaks et personnages mutilés. Ils ne sont pas des créations d’un esprit pourtant foisonnant d’idées mais des échos d’une enfance faite d’images traumatiques. Alejandro Jodorowsky a toujours débordé d’amour pour ces créatures mutilées et hors normes, les nains magnifiques, les gourous et chamans, les représentations idéalisées de gens dans la norme. Toute cette matière bien réelle donne du corps à La danza de la realidad qui s’impose immédiatement comme une œuvre d’une richesse folle, à explorer encore et encore, qui ne s’impose aucune limite pour mieux jouer du ridicule et faire passer l’essentiel sans forcer. On y apprend à découvrir un peu plus cet auteur génial qui nous avait tant manqué, cet être insaisissable et pourtant si proche, capable de construire des parcours initiatiques, des quêtes aux confins de l’imaginaire, des cheminements mystiques, comme personne. Après des années à guider ses patients par la psychomagie, Alejandro Jodorowsky se guide lui-même et nous emporte dans cette danse enivrante, tellement drôle et tellement grave, quête bouleversante et rencontre entre un père et un fils dans une relation fantasmée devenue réalité par le spectre du cinéma. En se réconciliant ainsi avec le père, en reconstruisant une cellule familiale solide par le biais de la sienne, c’est l’homme qui se construit un nouveau départ. On l’espère en tout cas, car à 84 ans Jodo a toujours autant de merveilles à partager.