Etrange Festival 2013 : Inédits.
Quatrième véritable long métrage de Sion Sono, Bad Film, qui porte bien mal son titre, est une arlésienne qui s’est enfin frayé un chemin jusqu’aux écrans. 17 ans dans un placard, c’est long, et ça l’est d’autant plus à la vision de la chose. Maelstrom d’images trouvant un équilibre improbable, entre happenings du mouvement Tokyo Gagaga, propos queer et fresque monstrueuse au cœur de la guerre des gangs, Bad Film est une œuvre de jeunesse qui semble déjà contenir tout son cinéma et s’impose comme un sérieux tour de force.
Bad Film est un film-monstre, il en est peut-être même la définition à bien des égards. En 1995, avec sa troupe du mouvement Tokyo Gagaga, groupe de punks organisant des happenings où une foule de dizaines de personnes arpentait les rues de Tokyo en brandissant des banderoles ornées de poèmes et en criant, il décide de les mettre en scène dans un film. Cela donne Bad Film, objet étrange qui condense près de 150 heures de rushes, non terminé à l’époque pour cause de problèmes de financement et qui peut renaître aujourd’hui. En jetant un œil à l’activité récente de Sion Sono, enchaînant les projets à un rythme plus que soutenu, l’importance de ce film est évidente. Entre deux longs métrages, il a pris le temps nécessaire pour monter cette chose et permettre au monde de se plonger dedans. Un fait rare, d’autant plus pour un auteur qui considère que ses travaux précédents sont assez mauvais. Quoi qu’il en soit, après 17 ans de silence, Bad Film est visible et il s’agit d’une expérience de cinéma radicale, assez improbable, dont le résultat tient presque du génie. Difficile aujourd’hui de savoir si la trame narrative était pensée ainsi au moment du tournage, ou si la magie du montage a permis d’en tirer quelque chose de miraculeux. Mais de cette masse considérable nait quelque chose d’unique.
Shooté en Hi-8, pour un rendu logiquement assez dégueulasse, Bad Film fait rapidement oublier son aspect fauché. Fruit d’un montage à posteriori forcément délicat, de par le délai entre la création des images et leur agencement, Bad Film aurait pu n’être qu’une petite curiosité indigeste, sorte de graal pour fan du réalisateur. Mais il n’en est rien. Le film contient à peu près tout ce qui définit le cinéma de Sion Sono, et notamment ses plus grands films. Ainsi, dans l’ampleur de l’exercice et son côté rempli à ras la gueule, sa durée excessive, son surréalisme, ses excès de violence, son romantisme et sa poésie, il n’est pas interdit d’y voir une sorte d’embryon du monumental Love Exposure. Bad Film est, malgré ses apparences, un film d’anticipation. Une anticipation à faible échelle dans la mesure où il aborde en 1995 la rétrocession de Hong Kong à la Chine (en 1997 donc). A travers ce background, c’est ce qui ressemble à un film de gangsters, une fresque franchement vaste façon Les Affranchis, qui passe à la moulinette du perturbateur Sion Sono. Cette trame, au départ assez vague puis vraiment solide, représente un terrain d’expérimentation pour l’auteur qui y trouve un matériau logique pour traiter de divers sujets qui dérangent au Japon. première cible, le racisme et la haine entre chinois et japonais, cristallisés par le quartier chinois de Shinjuku à Tokyo. Cela se traduit par divers affrontements mettant en scène des dizaines de figurants, parfois face à des bâtiments lourds de sens pour la population tokyoïte. Ces mouvements de troupes sont le fruit de l’organisation des Tokyo Gagaga, transformant chaque scène en happening géant shooté en mode cinéma guerilla, sans la moindre autorisation de qui que ce soit. Il s’en dégage un hyperréalisme qui donne toujours plus d’impact à l’entreprise transgressive de Sion Sono. Transgressive car il n’hésite jamais à souligner, par l’absurde et la violence, les pires aspects de la société japonaise. Le racisme, mais également l’homophobie, la déshumanisation, la fuite des sentiments…
La mise en scène ultra immersive, toujours caméra à l’épaule, appuyé par un montage à l’énergie, fait de Bad Film un modèle de rage crachée sur pellicule. Pourtant, si la violence est inhérente au cinéma de l’auteur, le film n’en est pas moins touchant. En effet, Sion Sono aménage des plages étonnantes pour appuyer l’attachement aux personnages. Au-delà de quelques visions surréalistes (un vendeur de ramens avec une tête démesurée, le boss du gang japonais et sa tête de cochon coupée…), quelques séquences font preuves d’une intelligence rare. La plus belle restant celle des deux interprètes dans la laverie, s’obligeant à parler soit en japonais soit en chinois à intervalle précis, aboutissant sur une discussion à cœur ouvert concernant la vieille haine sino-japonaise. De la même façon, tout ce qui concerne les diverses histoires d’amour homosexuelles est magnifique, toujours très pur, jamais vulgaire. On trouve déjà la fascination de Sion Sono pour les sociétés secrètes (une sorte de secte qui veut détruire le “hetero’s way”), son goût pour les révolutions et le nihilisme (ces visions d’un personnage criant aux passant que la fin est proche, sans doute très influencé par Watchmen), les structures en chapitres et la voix off comme support. En découle une vision du monde franchement noire, dans laquelle l’espoir d’un monde meilleur n’est finalement qu’une illusion et où un bain de sang est la meilleure solution pour balayer les perversions. D’un pessimisme assez fou, Bad Film offre un regard sur le Japon qui se caractérise par l’image de ces insectes morts en approchant la lumière : vivre leur utopie finit par entraîner leur perte. C’est fort, c’est complètement fou, c’est un hymne à l’amour sans distinction et une déclaration d’amour au cinéma libre et sans limites. De plus, c’est sans doute le seul film de gangsters dans lequel une bande de yakuzas utilise un véhicule et un mégaphone pour crier sur les habitants de Tokyo, ou joue au baseball. Les prémices d’une œuvre définitivement en marge.